Interview

Typhaine Lebègue, auteur de la première thèse française consacrée à l'entrepreneuriat au féminin

Accompagnant aujourd’hui celles qu’elle observait hier, Typhaine Lebègue est une spécialiste de l’entrepreneuriat au féminin. Via sa thèse*, celle qui est aujourd'hui professeur en entrepreneuriat et GRH à l’ESCEM et consultante, a suivi le processus de création des entrepreneures et, plus particulièrement, leurs spécificités, leurs difficultés, et leurs objectifs…

Typhaine Lebègue, auteur de la première thèse française consacrée à l'entrepreneuriat au féminin

Vous êtes la première en France à avoir rédigé une thèse sur l’entrepreneuriat au féminin. Cela vous a-t-il étonné ?

Effectivement, j’ai été très étonnée car il s’agit d’un sujet assez commun et il existe par ailleurs beaucoup de travaux sur les dirigeantes, par exemple. Certains avaient eu ce projet avant moi, mais avaient ensuite abandonné l’idée, je ne sais pas pourquoi. Quand j’ai commencé ma thèse, il y a six ans, j’ai trouvé très peu de rapports sur le sujet. Il y a d’ailleurs eu une évolution sur ce point, sur le plan politique et médiatique.

Comment expliquez-vous que cette thématique n’ait pas été traitée auparavant ?

Je pense que le thème est assez délicat à observer et qu’il peut être périlleux de lancer des recherches sur ce sujet car on induit de fait une différence hommes-femmes qu’il faut justifier. Il existait bien des études comparatives hommes-femmes, mais elles provenaient essentiellement des Etats-Unis et du Canada. Moi, ce qui m’intéressait, c’était plutôt de comprendre comment les femmes s’y prennent, sachant qu’elles-mêmes sont très réticentes à dire qu’il existe des différences car cela implique une infériorité. Il fallait donc faire attention à mon positionnement, en parlant plutôt de valeurs féminines et masculines.

Comment avez-vous procédé finalement ?

On sait que 30 % des créateurs d’entreprises sont des femmes, un chiffre qui n’évolue pas depuis des années. C’est bien que quelque chose se passe… J’ai cherché à comprendre quoi pour ensuite favoriser une démarche de politique publique par exemple.

J’ai donc fait une étude longitudinale pendant quatre ans sur les femmes en création d’entreprise. J’ai suivi dix femmes, mais également quatre organismes d’accompagnement, dont deux dédiés spécifiquement aux femmes entrepreneurs. J’ai également interrogé les acteurs étatiques régionaux et ministériels ainsi que des réseaux de femmes en France, en Belgique et au Canada, ce qui m’a permis d’affiner et de confirmer les résultats de mes recherches.

Qui étaient les femmes que vous avez suivies ?

Elles avaient créé de petites entreprises, principalement dans le secteur des services évidemment.

Pourquoi « évidemment » ?

Parce que ce sont des secteurs prisés par les femmes. Une conclusion qui rejoint l’analyse sur la formation qui révèle que si les femmes sont beaucoup plus diplômées, elles sont aussi beaucoup moins nombreuses à suivre les formations en ingénierie.

Quelles sont les principales conclusions de vos travaux ?

Le premier point, c’est que la définition de la réussite pour les femmes qui créent une entreprise n’est pas la même que pour les hommes. Pour elles, il est certes important de satisfaire aux critères économiques, mais cela implique aussi de parvenir à un équilibre vie privée/vie professionnelle, ainsi que d’apporter une contribution sociétale. Quand elles créent, elles cherchent à donner un sens à leur vie tout en espérant aussi le faire pour d’autres, à travers une stratégie de partage, notamment. Chez les hommes, ce désir d’accomplissement existe, bien sûr, mais il est moins fort.

Le rôle de l’argent est tout aussi intéressant. J’ai observé comment elles investissent et constaté qu’elles ont un capital de départ majoritairement faible. Et puis, elles puisent majoritairement dans leur épargne personnelle plutôt que de se tourner vers un établissement financier. C’est une façon de limiter les risques, parce qu’elles ne veulent pas mettre en danger leur famille.

C’est aussi beaucoup une question de perception : si je perçois qu’il y a une possibilité de discrimination, je peux me mettre en position d’infériorité et ne pas réussir ma négociation bancaire. Du coup, je ne cherche même pas à aller voir les banques.

Vous avez également étudié leur implication dans les réseaux….

Je me suis aperçue que les réseaux d’affaires sont assez masculins. Par exemple, il y a seulement 16 % de femmes dans ces réseaux en Bretagne. En revanche, il n’y a pas de chiffres au niveau national.
Ils sont masculins, parce qu’à leur tête, ce sont généralement des hommes. Et s’il y a peu de femmes ce n’est pas parce qu’ils n’en veulent pas, mais parce qu’ils ne mènent pas d’actions spécifiques vers elles. Par exemple, ils prévoient des réunions le soir. Or, le soir, il leur est plus difficile de se libérer, sachant que 80 % des tâches domestiques sont toujours assumées par les femmes…

Par ailleurs, elles ne se retrouvent pas dans ces réseaux, ne se reconnaissent pas dans les valeurs qu’ils véhiculent. Du coup, elles s’auto-éliminent. Or, les affaires se font aussi là !

Et sur le plan commercial, quelles sont les particularités des entrepreneures ?

L’aspect commercial implique de vendre, voire de se vendre, et ça c’est souvent difficile, surtout pour celles qui vendent du service, qui implique de vendre non pas un produit, mais du savoir. Toute la question est de savoir dans quelle mesure elles se sentent légitimes pour vendre ces savoirs.
En revanche, quand il s’agit de vendre quelqu’un d’autre, là il n’y a pas de problème ! C’est pour cette raison que l’idéal dans leur cas est sans doute de créer une entreprise en binôme.

Au final, qu’est-ce qui motive les femmes à entreprendre ?

Essentiellement le désir d’autonomie, d’indépendance, ce qui rejoint la question du plafond de verre. Beaucoup manquent de reconnaissance, éprouvent une frustration professionnelle. Ce sont des leviers pour créer une entreprise. Le problème, c’est que souvent elles ne passent pas à l’acte. L’explication est multifactorielle. Il y a d’abord une autocensure, parfois due à l’absence de soutien de l’entourage ou parce qu’elles vont considérer tous les risques liés à la création d’une entreprise.

Certaines aussi veulent créer et créeront, mais ne souhaitent pas entendre de discours négatifs et donc fuiront certains organismes d’accompagnement. C’est pourquoi je leur conseille de ne pas parler tout de suite de leur projet, d’attendre d’être solide avant de se confronter avec l’extérieur.

Il y a aussi un manque de modèles qui fait que quand on est une femme et qu’on entreprend, il y a l’idée qu’on va devoir prouver davantage qu’un homme et que si on échoue, on sera aussi davantage attendue au tournant…

Existe-t-il tout de même des valeurs unisexes dans la création d’entreprise ?

Ce que j’ai constaté, c’est qu’il existe des valeurs féminines et masculines qui peuvent être portées par les hommes et les femmes, comme la volonté d’accomplissement, le désir de se dépasser. Mais il y a aussi des différences notables, et il est important à mon sens de les considérer.

Quelles sont les répercussions de vos travaux aujourd’hui ?

Ma thèse n’est pas encore éditée, mais j’espère en effet que mon travail aura des répercussions sur le plan politique. Je remarque qu’il y a aujourd’hui une volonté affichée d’encourager l’entrepreneuriat au féminin beaucoup plus importante qu’il y a 6 ans.

Ainsi, en 2009, sous la présidence de la Suède, la commission européenne a créé un Réseau européen d’Ambassadeurs de l’entrepreneuriat féminin (NDLR : l’objectif de ce projet est d’encourager les femmes à franchir le pas de la création d’entreprise en leur apportant les témoignages, les conseils et les réseaux de femmes qui ont réussi dans l’entrepreneuriat). En France, cela a donné « Fame » – Femmes ambassadeurs de l’entrepreneuriat.

* « Le processus entrepreneurial des femmes en France »

Propos recueillis par Nelly Lambert
Rédaction de NetPME

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